Le Mur des Combustibles Fossiles Risque-t-il d’être Fatal à la Démocratie
Au cours de ces dernières semaines, le sujet de la démocratie a largement accaparé l’attention des médias et ceci à très juste titre. Par voie de référendum en effet la Grèce devait dire si, en échange d’un nouveau renflouage, elle acceptait ou non la poursuite des mesures d’austérité et le maintien de son assujettissement à la dette.. Le terme de démocratie avait bien souffert, au cours de ces dernières années, du détournement dont il avait fait l’objet. Je ne fais pas ici référence aux néo-libéraux qui prétendent apporter la démocratie au Moyen-Orient ou des choses équivalentes. Ce dont je parle, c’est de la manière dont le terme démocratie a été systématiquement accolé, à tort et à travers, à l’apparition de toute nouvelle technologie: nous avons ainsi connu la démocratisation des téléphones mobiles, de l’accès hautdébit à Internet, des automobiles, etc. Plutôt que faire référence au bénéfice que la liberté peut représenter pour un peuple, ce terme en est ainsi venu à désigner l’accessibilité du dernier gadget à la mode et son adoption générale par la masse. Pourtant, quand la démocratie est apparue, ce n’a pas été sous la forme d’un objet offert à la grande consommation. La démocratie, c’était un gouvernement formé par des représentants du peuple librement élus. Aussi, ce fut un soulagement et un bonheur d’entendre le Premier ministre grec déclarant l’autre jour, après le référendum: « Nous célébrons aujourd’hui la victoire de la démocratie. Nous faisons la preuve que, même dans les circonstances les plus difficiles, la démocratie ne cède pas au chantage ». Car, en l’occurrence, il s’agissait bien d’un exercice de démocratie.
Pour autant, à entendre certains commentateurs qui affirmaient que nous assistions « à une bataille épique pour l’avenir de la démocratie européenne », on aurait été en droit de penser que la crise grecque avait fait émerger l’enjeu de « la démocratie à la croisée des chemins ». Car, de la même façon, un article intitulé « L’Europe n’a pas une crise de la dette, elle a une crise de la démocratie »2 invitait à examiner un texte de Wolfgang Merkel. Dans ce texte, intitulé « Le capitalisme estil compatible avec la démocratie ? », Merkel affirme que « la crise du capitalisme menace de devenir une crise de la démocratie ». Il explique: « l’interventionnisme fiscal et l’état-providence permettaient de désamorcer les tensions entre le capitalisme et la démocratie, mais la financiarisation du capitalisme depuis les années 80 a brisé ce précaire compromis ». Cela sonne juste. Car, comme l’explique encore Merkel, « les marchés mondiaux dérèglementés ont sérieusement entamé la capacité des gouvernements démocratiques à gouverner ». On peut le vérifier de maintes manières, qu’il s’agisse des Programmes d’ajustement structurel imposés aux pays du Tiers-monde ou des accords sur la liberté du commerce (souvent orchestrés à huis-clos) imposés aux nations les plus aisées.
Cela étant dit, émerge en fait l’idée que la démocratie pose problème. Comme William Ophuls l’écrit dans son ouvrage aussi bref que pertinent: « Immoderate Greatness: Why Civilizations Fail »3: in fine, la maîtrise du processus historique nécessiterait des êtres humains qu’ils aient la maîtrise d’eux-mêmes, chose qu’ils sont loin d’avoir acquise. C’est pourquoi la démocratie, que certains considèrent comme un atout dans le combat contre les forces qui défient la civilisation industrielle, constitue en fait un handicap. Et, en cette époque d’effondrement industriel, ce handicap est lourd en raison du manque de maîtrise que nous avons de nous-mêmes. Cette « maîtrise » peut revêtir diverses apparences (et nourrir des bibliothèques), mais je crois qu’une brève promenade dans la plupart de nos rues avec l’observation de toute la publicité qui s’y déploie suffit à valider l’idée que nous en sommes loin.

Néanmoins, je me demande s’il est juste de dire que la démocratie est le problème, et s’il ne serait pas plus approprié de combiner les affirmations d’Ophuls et de Merkel de la manière suivante: « la crise de la civilisation industrielle menace de devenir une crise de la démocratie ». En premier lieu, cela nous épargnera de nous égarer dans le débat gauche / droite, capitalisme de marché contre capitalisme d’état (alias communisme), en mettant ces opposés dans un même sac: celui de la civilisation industrielle. En second lieu, en introduisant que la crise potentielle de la démocratie est due à la crise de la civilisation industrielle, nous pouvons interroger la nature de cette crise de la civilisation industrielle. Et la réponse est assez facile. La crise qui frappe la civilisation industrielle en son coeur même est celle de l’épuisement des énergies fossiles. Que les énergies fossiles, et particulièrement le pétrole, aient franchi leur pic4 signifie qu’il y aura de moins en moins de ce « sang de la vie » grâce auquel la civilisation industrielle peut « tourner ». Un premier exemple de ce phénomène nous est fourni par la Grèce qui, pour diverses raisons, ne dispose pas de l’approvisionnement en énergies fossiles permettant de faire tourner sa civilisation industrielle au niveau de celui de la deuxième moitié du XXème siècle. Cette observation est loin d’être secondaire! Avec apparemment très peu de gens conscients des problèmes sousjacents de la Grèce, et avec beaucoup de dénis entêtés, la confusion, l’insatisfaction, la frustration - voire pire - vont s’amplifier et la crise grecque va contaminer le reste du monde.
C’est ici que la crise de la démocratie entre en scène. En premier lieu, la démocratie, qui date de la Grèce ancienne, existe depuis beaucoup plus longtemps que l’actuelle consommation effrénée des énergies fossiles. En second lieu, l’exercice de la démocratie suppose que les citoyens disposent d’un surplus d’énergie suffisant pour leur permettre de consacrer de leur temps à la chose publique. Or, si les Grecs de l’Antiquité n’avaient pas les énergies fossiles, en revanche ils avaient l’énergie des esclaves. L’esclavage a été une composante et une institution vitales des sociétés humaines tout au long de l’histoire, même si les optimistes s’empressent de faire remarquer qu’il a été éliminé il y a environ deux siècles dans le monde développé. Mais, si on met de côté le fait qu’il y a actuellement plus d’esclaves qu’à toute autre moment de l’histoire (mais au sein d’ une population plus importante qu’à n’importe quelle époque bien sûr), la représentation généralement admise d’un progrès éclairé fait l’impasse sur un point crucial: l’énergie des esclaves a été remplacée par les énergies fossiles. Grâce aux améliorations apportées à la machine à vapeur par James Watt à la fin du XVIIIème siècle, la capacité de pomper l’eau des mines a permis d’accroître l’extraction - et l’usage - du charbon, ce qui a déclenché la révolution industrielle. En résumé, l’énergie « bon marché » extraite des profondeurs des mines permit aux machines de
produire davantage que le labeur humain.
En termes purement monétaires, dans une large mesure cela rendit l’esclavage économiquement sans intérêt. Ce faisant, en alimentant la révolution industrielle, les énergies fossiles amenèrent et permirent des changements sociaux et politiques, tels que l’exigence d’une plus grande égalité et de démocratie. A mesure que le XIXème et le XXème siècle avançaient, la disponibilité croissante d’énergie fossile sous la forme de charbon, puis de pétrole, puis de gaz, permit aussi la réduction sinon l’élimination du travail des enfants, des mauvaises conditions de travail et des bas niveaux de vie. Cette prospérité croissante permit l’émergence de ce que l’on appelle la « classe moyenne » et amena des campagnes politiques en faveur de syndicats puissants et de projets publics toujours plus importants - sous la forme d’hôpitaux, d’écoles, d’autoroutes, etc. Mais, le pétrole ayant maintenant atteint son pic, ces énergies fossiles qui ont créé notre expérience actuelle de la démocratie vont remettre en question notre style de vie moderne - et c’est déjà le cas pour certaines personnes.

Dans une certaine mesure, on pourrait dire que la Grèce, ce lieu de naissance de la démocratie, va constituer un test décisif quant à la manière dont la crise de la civilisation industrielle va se diffuser et affecter notre version moderne de la démocratie. Allons-nous prendre conscience des facteurs fondamentaux sous-jacents à la crise grecque, ou bien resterons nous collés à nos distinctions démodées et trompeuses de droite et de gauche, de 1% contre 99 %, etc. ? Comme l’a déclaré le ministre grec de la Défense, chef de la coalition des « Grecs Indépendants » et membre de Syriza: « Je veux le déclarer clairement, je n’ai pas peur du Grexit, mais j’ai peur d’une chose: la division du pays et la guerre civile ». En d’autres termes, parmi les gens en fonction, il y en a déjà qui reconnaissent publiquement la possibilité que la crise de la civilisation industrielle ait des conséquences redoutables. Pour autant ces gens-là sont-ils conscients des véritables sources de la crise ? Je n’en suis pas sûr et il apparaît que, si la situation évoquée par le ministre grec de la Défense a été une fois encore évitée (grâce à la troisième enveloppe de prêts que la Grèce vient d’accepter), on peut se demander si l’on ne s’est pas contenté de reporter les échéances - jusqu’au jour où prêts, subventions, bail out ou bail in n’étant plus possibles, la crise que l’on cherche à éviter se révèlera inéluctable.
Il est possible encore néanmoins qu’un futur à moindre énergie puisse faire apparaître un transfert du pouvoir du centre vers la périphérie: une moindre disponibilité de l’énergie a pour effet d’atténuer l’accaparement du pouvoir par les gouvernements centraux. S’il en est ainsi, alors il y a une chance que nous puissions promouvoir une gouvernance locale, et de maintenir une partie de nos structures politiques, mais aussi le progrès social que nous avons acquis grâce aux carburants fossiles. Et, si l’on considère que les alternatives à la démocratie, telles que la main de fer d’un dirigeant autoritaire ou d’un état autocratique, ne garantissent pas une joyeuse traversée de l’effondrement de la civilisation industrielle, soutenir que la démocratie est un handicap semble tiré par les cheveux.
La démocratie semble-t-elle encore avoir des chances ? Je vous en laisse juges. Soulignons toutefois que les énergies fossiles ont permis un mode de vie facile qui, plutôt que l’engagement citoyen, favorise de manière écrasante les différentes facettes du narcissisme. Cela dit, aux alternatives autoritaires ou tyranniques à la démocratie, je préfèrerais sans doute affronter l’effondrement de notre civilisation, dans la mesure où nous aurions au moins une chance de sauver une bonne part de liberté. Et si, pour l’heure, vivre dans notre « démocratie pétrolière » signifie devoir vivre au sein d’une culture narcissique, au moins je peux encore choisir de ne pas utiliser de télécommande ou un laisser-passer saisonnier.
Traduction: Thierry Groussin